Bienséance 2.0

Ou la disparition de la politesse dans les relations numériques

Oui, cela fait de nombreuses semaines que je ne me suis pas manifestée ici. Et je reviens avec un billet d’humeur à propos de la bienséances 2.0. Soit des usages en communication numérique. On ne se refait pas…

Tous les jours et depuis de nombreuses années maintenant, je suis étonnée et – légèrement – agacée par la disparition croissante de formules de civilité dans les échanges numériques. Disparition proportionnelle à l’augmentation des possibilités d’échanges numériques…

Tout a commencé avec l’apparition des courriers électroniques et des téléphones portables. Avant, lorsque vous contactiez quelqu’un, la conversation démarrait automatiquement par le salut. Au choix, bonjour, salut, hello. Puis peu à peu, la facilité et la rapidité des conversations a engendré la disparition de ces formules. Les gens communiquent désormais sans se saluer. Alors même qu’ils ne se sont pas vus ou parlés depuis des jours, des semaines ou des mois…

politesse 2.0

Pendant des années, j’ai observé ce phénomène se développer. Désormais, le manque de savoir-vivre se généralise dans la sphère professionnelle. Je reçois tous les jours des mails, des messages de personnes qui démarrent par le sujet de l’échange sans se donner la peine de saluer. Les grands gagnants ? Ceux qui communiquent sans formule de politesse… ni même un message ! Des artistes, qui par exemple souhaitent être programmés à la radio, envoient un lien d’écoute de leur musique sans dire bonjour, se présenter ou expliquer pourquoi ils nous contactent. J’imagine que nous sommes censés deviner. Mais je suis un peu bête alors je ne réponds pas…

Il y a aussi les patrons d’établissements qui organisent des concerts et souhaiteraient voir leurs événements relayer dans l’agenda de la radio. Dans ce cas, nous avons le droit au visuel du concert sans un mot. Je ne réponds pas non plus. Ou parfois je réponds « Bonjour ».

La civilité, une marque de respect ?

J’ai beau essayer de comprendre ou d’expliquer ce type de comportement, je ne trouve pas de raisons acceptables. Certains proches m’ont expliqué que dans le cadre de rapports numériques réguliers, les mails, messages envoyés pendant plusieurs jours ou semaines forment une même conversation qui dispense de salut. Sauf qu’entre chaque message, la nuit est tombée et le jour s’est levé. Et dans l’usage, ce nouveau jour implique un bonjour… Lorsque l’on retrouve ses collègues de travail tous les jours, on leur dit bonjour quotidiennement ! On ne se contente pas de le faire le lundi… De la même manière, dans toutes les correspondances épistolaires au long cours, vous remarquerez que les correspondants ne manquent jamais de s’adresser des marques de civilités…

En cherchant la définition de Saluer dans le dictionnaire, j’ai trouvé chez Larousse : « Donner à quelqu’un une marque extérieure de civilité, de respect, quand on se trouve en sa présence ou quand on le quitte ». Une définition qui lie donc le salut à une présence physique. Implicitement, certains ont donc acquis qu’un échange numérique n’implique pas de salut. Et j’en déduis que le numérique se dispense de civilité et de respect… Dans ce cas, je me sens légitime à ne pas pas répondre puisque la notion de respect n’est plus d’actualité ! Le premier geste d’une interaction sociale n’a pas eu lieu, je me sens libre d’y couper court.

Communication plus rapide mais de piètre qualité

Lorsque je me suis permise de seulement répondre « Bonjour » à certains, les réactions sont plurielles. Si la plupart s’excuse et me saluent en retour, certains semblent froissés de ma réponse laconique. Et se justifient par la même explication : ils sont débordés et font « au plus vite ». Je trouve cette raison un peu facile. J’ai des journées professionnelles également bien remplies. J’écris entre 50 et 100 messages, mails, courriers chaque jour et j’arrive à prendre le temps de saluer mes interlocuteurs. Et même de leur souhaiter une bonne journée avant de signer ! Ne pas sacrifier les formules de politesse dans la communication numérique est tout à fait réalisable. Sans être un super-héros.

Je pense surtout que cette excuse représente l’un des symptômes des effets néfastes du tout-numérique. Cette possibilité d’immédiateté, de rapidité à l’échelle de la planète engendre une baisse de considération et de réflexion. Les messages sont écrits aussi rapidement qu’ils s’envoient, sans prendre le temps de penser à leur teneur, à la formulation et à accorder une certaine considération au destinataire. C’est un contre-pied extrême – certes – mais avant d’envoyer une lettre ou un télégramme, l’envoyeur réfléchissait et s’appliquait pour écrire. Car l’envoi nécessitait du temps et des moyens. Cette action n’était pas anodine. D’un point de vue technologique, les messages numériques facilitent la communication. D’un point de vue sociale, ils nous font régresser…

Nouveau monde, nouvelles règles ?

Les règles de politesse et courtoisie édictées dans le vrai monde ne seraient plus applicables dans le monde numérique ? Certains ont pensé que la différence de moyens nécessitait un nouveau code des usages de conduite et politesse. Le premier document de Netiquette – contraction de Net, éthique et étiquette – a été publié (en ligne) en 1994. Une charte de bonne conduite qui, exceptées quelques explications techniques, énonce des banalités et des évidences qui résumées signifient : ne faites pas sur Internet ce que vous ne feriez pas dans la vraie vie. Ne vous abstenez pas, donc, de dire bonjour !

Même si 1994 semble être l’âge des dinosaures avec l’évolution et la généralisation fulgurante des moyens de communication, ce bon sens rappelé dans la Netiquette me semble toujours d’actualité. Mais je suis encore plus vieille que cette charte. Et il s’avère que la conduite numérique évolue tout comme les manques de repères. Pour pallier ces absences, des logiciels, des robots sont désormais développés pour vous assister dans vos échanges et leur formulation… Une sorte d’assistant aux bonnes manières. Finalement, le monde numérique n’invente rien. Cicéron a écrit les règles de civilité à l’intention de son fils dans un Traité de devoirs en -45 av. J.C.

La sélection digitale

Ce manque de savoir-vivre numérique a le mérite de me faire gagner du temps dans mon travail. Sollicitée par de nombreuses demandes, j’ai choisi de privilégier les interlocuteurs courtois au détriment des « pressés mal polis ». On apprend aux enfants que l’on obtient rien sans formule de politesse. J’élargis aux adultes. Après la sélection naturelle, est née l’ère de la sélection digitale. Et naïve que je suis, j’imagine que si tout le monde réagit de la sorte, les malotrus devront revoir leur mode de communication pour obtenir réponse !

“La politesse coûte peu et achète tout.”

Michel de Montaigne

Écrire sur ce sujet aujourd’hui représente d’abord une forme d’exutoire. Je me sentirais peut-être moins agacée lors des prochains messages après m’être confiée à propos de cette contrariété. L’effet secondaire indirect : je sais que vous n’oublierez pas de me saluer ! J’ai déjà eu cette conversation avec des amis. Lorsqu’ils leur arrivent de m’écrire dans la précipitation sans me dire bonjour, ils se rattrapent immédiatement avec un second message de salut ! Je ris à chaque fois. Mon obstination à maintenir le bon usage des civilités dans les rapports numériques a des effets 😉

Et si j’utilise par facilité ces modes de communication 2.0 dans ma vie professionnelle et personnelle, j’ai repris la plume, la vraie, pour écrire des lettres à certains de mes proches. Du beau papier, des lettres manuscrites bien formées, des formules de politesse, du temps de réflexion pour écrire sa pensée et des mots d’affection. Face à la masse de messages quotidiens que nous échangeons, recevoir du courrier dans une vraie boîte aux lettres et prendre le temps de se poser pour l’écrire et le lire… Régression ou retour du plaisir du soin, de la lenteur, de la considération ?